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Hypnose & philosophie : sur le pouvoir de l'étrange

Les peuples slaves sont emprunts d’une langue généreuse en mots d’états d’âmes que l’on ne trouve nulle part ailleurs.

Ostranenie ( остранение ) : concept étranger intraduisible en français.

Une idée née de l’esprit de Victor Chklovski et décrit dans L’art comme procédé ( 1917 ) :


« Le procédé de l’art est le procédé d’ estrangement des objets, procédé qui consiste à compliquer la forme, qui accroît la difficulté et la durée de la perception, car en art le processus perceptif est une fin en soi et doit être prolongé. L’art est un moyen de revivre la réalisation de l’objet, ce qui a été réalisé n’importe pas en art. »


Décortiquons.


Estrangement, étrangiser.

Étrange : Qui est en dehors de l'ordre, de l'usage commun ; qui est singulier, extraordinaire.

Sortir de l’ordinaire et se sortir du « monde de la perception automatisée ». Voilà bien ce que nous permettent toutes les formes d’art.

Voilà aussi ce que l’on dit parfois des supposés états-hypnotiques-du-quotidien : être tellement absorbé par un livre, un film, une mélodie … Toute expérience qui nous absorbe dans un flow perceptif au point d’en oublier le flot du réel.

En hypnose, on navigue précisément aux frontières des perceptions automatisées.


Mettons que vous ayez une peur panique des crevettes. 


Dès que vous en voyez une, votre coeur décide de mettre le turbo sans vous consulter : vous transpirez à en dégouliner, vos forces vous abandonnent comme si vous veniez de courir un demi-fond, vous abandonnez toute pensée logique parce que vous n’avez pas d’autre choix : il vous faut vous éloigner au plus vite. Bref, vous avez une phobie des pains aux raisins.

Quelle qu’en soi(en)t la ou les raison(s), connue(s) ou non, votre corps a enregistré dans ses processus automatiques physiologiques ( cellulaires, hormonaux, posturaux … ) le lien « pain aux raisins = menace absolue ».

Sous hypnose, d’abord une première forme de décorticage :

~ on se positionne à distance de crevette ( depuis un siège de cinéma, avec une image au ralenti, en posant un aquarium loin loin devant )

~ on se rapproche petit à petit en faisant des pauses dès que les signaux physiques de votre peur pointent leur bout de transpiration ou de palpitation.

~ vous réapprenez grâce et avec votre corps que "crevette = pas une telle menace"



Compliquer la forme, accroître la difficulté et la durée de la perception.

« Compliqué » et « difficile » n’ont pas bonne réputation en des temps où tout doit être facile et immédiat.

Et pourtant : compliquer, c’est ajouter des plis, diversifier, nuancer, affiner, dépasser les degrés habituels de compréhension, d’appréhension, de perception. La Joconde ne serait pas cette star du patrimoine de l’Humanité sans ses couches de sfumato, les tracés multiples sur les croquis de Kokoshka disent autant de lui qu’ils nous remuent ( dans un sens ou dans un autre ), les vagues combinées des instruments d’un orchestre symphonique ou les pistes mixées d’un morceau d’afro-électro-rock-fusion nous emportent plus loin que des sons homogènes et maigrichons.


La pureté de l’émotion d’une œuvre nous percute instantanément.

On peut la laisser passer pour filer vers la prochaine à consommer ; on peut aussi se laisser happer et plonger dans l’émotion, la laisser nous gagner, nous imprégner, nous (ré)sonner.

Plonger en hypnose n’est ni facile ni immédiat, ni compliqué ni difficile.

C’est autre chose.

Plus nuancé.

Pour se laisser happer, il faut s’autoriser à « lâcher la barre », rien qu’un instant, et voir où le flot mène quand on ne se tient plus à rien qu’à soi-même-dans-le-corps-qui-ressent-de-façon-un-peu-bizarre-ou-étrange.

Se faire confiance et être en confiance.

Là encore, l’époque n’est pas tendre avec le « laisser faire », là où il faut tenir, serrer ( les dents, les fesses, la barre … ), ne rien lâcher, quitte à subir.


Quant à la durée, le temps y est élastique, dans les deux sens : dix ans peuvent défiler en une seconde, une séance de 20 minutes peut paraître durer des heures.

Là encore, en des temps ou le temps est comprimé au point de nous essorer de to do lists infiniment renouvelées, se jouer du temps comme d'un accordéon est un réel pouvoir.



En art, le processus perceptif est une fin en soi.

En hypnose aussi : modifier les voies de la perception, c’est tout un art.

Ou plutôt un artisanat, un savoir-faire que l’on apprend d'abord sur soi, pour soi, pour éventuellement pour le faire vivre à d’autres.

C'est tout un apprentissage fait notamment de techniques consistant à déplacer le curseur de l’attention.


Le but : faire se dissiper temporairement les frontières des perceptions ressenties pour lever le voile sur un monde intérieur dont les limites sont celles de chaque imaginaire.

L'effet : se sentir totalement soi et tout autre que soi, en naviguant de manière flexible et stratégique entre les deux, en se découvrant parfois tel que l’on est sans filtres de peur et sans reproches de jugement.

La destination : être plus justement soi, sans luttes intérieures et avec plus de souplesse.



L’art est un moyen de revivre la réalisation de l’objet.

En hypnose, qu’on l’appelle régressive ou non, on peut revivre des réalisations de soi.

Les souvenirs laissent des traces dans notre corps, dans notre cerveau. Ces traces sont dynamiques, plastiques, malléables.

Revivre un souvenir sous hypnose, c’est accéder à une information globale ( corporelle et cognitive, émotionnelle et mémorielle ) non pas pour la transformer en elle-même mais pour l’observer sous d’autres filtres : plus détaché ( un filtre « hiver » pour se détacher d’une décharge d’émotion ), plus chaleureux ( un filtre « tropical » pour amener du réconfort - notamment dans le cadre d'un reparenting ), plus créatif ( un filtre « fantaisie » personnalisé qui émerge de l’imaginaire singulier de chacun ).

Et pourquoi pas tous à la fois !



Ce qui a été réalisé n’importe pas en art.

… mais tout de même un peu : toute création n’est jamais tout à fait inédite.

 On ne naît pas tout à fait "neuf", on vient au monde avec des strates de sédiments, en art comme ailleurs. La nouveauté se loge dans ce que l’on en fait : recombinaison souvent, effacement rarement, réinvention idéalement ?

La vie, c’est un peu la même chose : on ne naît jamais tout à fait neuf ( l’hérédité est une réalité physiologique ) et on naît toujours quelque part ( un foyer, un lieu, une culture, une société ). L’enfance est le moment de cristallisation des savoirs, y compris de nos façons de ressentir et de réagir, aux crevettes, aux autres et au monde.

S’il est souvent compliqué de dés-apprendre, on peut toujours ré-apprendre différemment.

Les savoir-faire, les savoir-être, les savoirs tout court, tous se transforment.

A condition d'interrompre la boucle d'autorépétitions et de prophéties auto-réalisatrices, de changer de motif récurrent de pensées et de ressentis.

En bref : en essayant d' estrangiser.


Si étrange capacité de l’esprit humain à se sortir de l’ordinaire pour se sortir du pétrin des mêmes refrains.

Si fascinante aptitude du vivant à sortir spontanément de l’ordre et du commun pour se recréer dans des élans illimités.



En soi, l’homme éveillé n’a conscience qu’il veille que par la trame rigide et régulière des concepts ; c’est pourquoi il en vient justement à croire qu’il rêve lorsque ce tissu de concepts se trouve être déchiré par l’art.Friedrich Nietzsche


L’ostranénie est « un antidote efficace à un risque qui nous guette tous : celui de tenir la réalité ( nous compris ) pour sûre. »

En français, ostranenie rime avec poésie : cet art qui joue avec les mots pour leur faire dire et nous faire ressentir tout autre chose.

Comme en hypnose.

Que l’ennui profond de la routine et/ou l’incertitude angoissante du chaos nous guettent ( les deux parfois ), reste la souplesse des-mots-et-du-corps réunis.

Restent nos rêves d'art et nos envies ( vitales ) de fantaisie.


« Il faut comprendre à quel point l’oeuvre d’art est intimement liée à la formation de l’humanité. (.) La ‘licorne’ de Lascaux (.) ne ressemble à rien (.) Dans cet art naturaliste, ordinairement placé sous le signe de l’intérêt, elle est la part de la fantaisie, la part du rêve, que n’ont déterminée ni la faim ni le monde réel. »

George Bataille


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